dimanche 4 septembre 2016

Entretien avec Christophe Triollet




Le fanzine Darkness fête cette année ses 30 ans d'existence, à cette occasion est sorti un numéro spécial anniversaire (le n° 17, dont vous pouvez voir, ci-dessus, la couverture en exclusivité). Avec Rigs Mordo, mon ami de la Toxy Crypt, nous avons interrogé Christophe Triollet, créateur et rédacteur en chef du fanzine, pour qu'il nous en dise plus sur la sortie de ce numéro spécial mais aussi sur un sujet qu'il connait sur le bout des doigts, la censure. Il revient également sur les premiers Darkness Fanzine.

On va revenir aux débuts, car il est toujours amusant de savoir comment s’est monté un fanzine. Alors dis-nous tout sur le départ de Darkness Fanzine ! Ce qui t’a poussé à t’y mettre, tes ambitions à l’époque, ta méthode de travail, on veut pour ainsi dire tout savoir !

Tout commence par une rencontre. En juillet 1984, alors que j'accompagne mon père dans un bureau de tabac, mon regard glisse le long des revues exposées dans une petite librairie de bord de mer. J'ai alors en poche un peu d'argent, mais j'hésite encore sur la destination de mon investissement. Finalement, la couverture du 31ème numéro de Mad Movies attire mon attention et mon choix est définitivement arrêté après la découverte du sommaire alléchant et des photographies saignantes de Vendredi 13. Un abonnement et quelques numéros plus tard, l'envie d'écrire sur le cinéma fantastique et d'horreur me submerge. Je comprends alors très vite qu'il est possible de partager ma passion avec d'autres cinéphiles en publiant un fanzine. J'ai donc commencé par découper des photographies, ici et là, tout en écrivant quelques mots sur les films qui me faisaient rêver. Bref, j'étais heureux de pouvoir livrer mes états d'âme cinématographiques autrement qu'en parlant avec mes amis.

Tu as dit, à propos de tes premiers numéros de Darkness: "...des chroniques de films mal rédigées et sans intérêt.  Les numéros se suivent sans provoquer une vague d'enthousiasme parmi les lecteurs. A juste titre...". C'est un peu dur non? Tu penses toujours pareil aujourd'hui?
Je ne renie pas une seule ligne des premiers numéros, et j'assume complètement leur contenu. Pour preuve, au moment de la ressortie du fanzine en 2010, je n'ai pas hésité un seul instant pour conserver un titre choisi un peu par hasard à l'âge de 16 ans, et qui peut aujourd'hui surprendre les lecteurs. Ceci étant dit, il faut tout de même bien admettre que la qualité des textes offerts à l'époque n'a absolument rien à voir avec celle que l'on trouve aujourd'hui dans certains fanzines. C'est pour cela que je n'ai pas souhaité me lancer dans le retirage des numéros 1 à 10 et que, pour l'anniversaire du fanzine que je vais célébrer dans quelques jours, j'ai finalement choisi de proposer des articles anciens mais toilettés, remastérises, afin de rendre leur lecture plus agréable, tout en veillant à conserver leur essence originelle.

Finalement, qu’est-ce qui t’a poussé à arrêter, ou mettre en pause, Darkness pendant quelques années ?
Au début des années 90, les fanzines étaient très nombreux sur le marché, et il était parfois très difficile de distinguer le bon grain de l'ivraie. Malgré quelques ventes parfois encourageantes, Darkness n'a jamais vraiment réussi à décoller, à trouver son public. Sans doute la faute à une ligne éditoriale trop généraliste, même si certains dossiers audacieux, tels ceux consacrés aux Festivals du Super 8 ou au mime au cinéma, ont tenté d'offrir aux lecteurs un regard différent. Mes études ont fini par me convaincre qu'il me fallait passer à autre chose, me mettre en pause. Je ne savais pas si un jour je reprendrais l'aventure. C'est aussi à ce moment là que j'ai commencé à concilier mon vif intérêt pour le droit avec mon amour pour le cinéma de genre. J'ai alors écrit sur le contrôle cinématographique dans quelques revues de droit et de cinéma. Doucement, je suis devenu incollable, ou presque, sur le sujet.

C'est donc tout naturellement que tu choisiras de traiter de la censure au cinéma quand tu reprendras le fanzine (sujet déjà abordé dans le numéro 9). Comment a évolué ce projet?
                                                                                     
Comme je le disais, mes études de juriste ont alimenté ma curiosité de cinéphile. Je me suis posé des questions, cherchant à comprendre pourquoi l’État réglementait encore le cinéma ? Que cherche-t-on à nous cacher, la protection des jeunes spectateurs justifie-t-elle le placement du cinéma sous la tutelle des pouvoirs publics ? Cet intérêt marqué pour ce que l'on appelle « la censure », est également né de ma rencontre avec Bernard Joubert, l'un des spécialistes du sujet, qui venait de publier à l'époque Images Interdites, un ouvrage de référence richement illustré. Progressivement et assez naturellement, je me suis alors mis à travailler sur toutes ces questions. Ce que je fais encore à ce jour.




Tu peux nous dire quelques mots sur le livre que tu as écrit "Le contrôle cinématographique en France" (Editions L'Harmattan, 2015)? Qu'apporte-t-il de plus par rapport aux sujets traités dans Darkness.
La publication du livre marque l'achèvement d'un cycle de plus de vingt années de recherches sur la thématique. Il synthétise mon travail, mes rencontres, mes lectures, et ma réflexion. En écrivant ce livre, je me suis lancé un double défi. Celui d'offrir de nombreuses informations aux spécialistes du sujet, tout en intéressant les béotiens, les cinéphiles et les curieux. J'ai voulu faire un livre de droit accessible aux non-juristes. Si dans le livre je fais un tour d'horizon détaillé du contrôle cinématographique en France, en actualisant le plus possible mes analyses, le fanzine adopte une tout autre démarche, collective et participative, même s'il s'intéresse aux mêmes problématiques. Bref, les deux publications sont complémentaires.
Tu es juriste de formation, Darkness réunit des rédacteurs universitaires, de la presse, d'autres issus du fanzinat. Un mix plutôt étonnant et original pour un fanzine. Pas trop dur de trouver une cohérence avec ces gens venus de milieux différents ?
Contrairement au livre, le fanzine est un forum dans lequel sont invités des auteurs aux profils différents. Mais dans tous les cas, leur parole est libre, et le mélange des idées sur une thématique se rapportant à la censure au cinéma, le temps d'un numéro, offre des perspectives étonnantes et inédites aux lecteurs puisqu'il mêle des points de vue et des approches parfois diamétralement opposés. La mise en page permet de lier les articles, de fluidifier la lecture et, au bout du compte, on peut s'apercevoir que tout ce petit monde cohabite parfaitement, habité par la même passion , le même intérêt viscéral pour le cinéma.
Darkness étant un fanzine centré sur la censure au cinéma, j’imagine qu’en tant que fan de cinéma horrifique et bis tu n’as pas une excellente image du procédé de la coupe. Pour autant, est-ce qu’il t’est arrivé de tomber sur des films dont tu penses que la censure est compréhensible, voire qu’elle aurait pu être plus poussée (je pense aux séquences de snuff animalier par exemple) ?
Si la protection des jeunes spectateurs est indispensable, je comprends moins que l'on censure un film pour des motifs purement mercantiles. Cela revient à lisser la pensée, à niveler l'offre de spectacles vers le bas. Aujourd'hui, le ministre et la Commission classification ne font plus et n'exigent plus de coupures. Fort heureusement. En revanche, les producteurs et les distributeurs n'hésitent pas un instant à remonter un film pour ne pas risquer une restriction économiquement trop pénalisante. Une posture financière compréhensible, mais artistiquement très contestable. Toujours est-il que la France reste le pays au monde où le cinéma souffre le moins des affres de la censure. L'acte d'interdiction me surprend toujours, me révulse parfois, mais je demeure cependant mesuré face à des films qui n'ont pour seul objectif que de heurter. Je pense aux œuvres controversées de Lucifer Valentine, par exemple.
On a un peu la sensation que la censure fait des vas-et-viens : elle sera dure durant quelques années, va se ramollir, puis va peut-être repartir. Qu’est-ce qui, selon toi, relance la chasse aux sorcières lorsqu’elle était calmée depuis quelques temps ? Et penses-tu que la censure des années futures sera plutôt tendre ou rude envers le cinéma un peu hargneux ?
La censure a pour conséquence de supprimer, de gommer les idées. En France, encore une fois, les pouvoirs publics et les tribunaux n'exigent aucune coupe, aucun remontage. En ce sens, il n'y a plus de censure. En revanche, ils s'intéressent à concilier le niveau de représentation d'un film avec la nécessaire protection des mineurs. Alors qu'en est-il de l'annulation des visas de Saw 3D, de Nymphomaniac, de La Vie d'Adèle ? Les décisions de justice qui se sont succédé récemment, ne sont que la conséquence des recours des associations Promouvoir et Action pour la dignité humaine. Car les tribunaux administratifs examinent le niveau de restriction accolé à un film, annulent le visa d'un film le cas échéant que, si et seulement si, ils sont saisis ! Pendant des années, les juges ne se sont pas prononcés sur le cinéma, tout simplement parce qu'ils n'étaient pas sollicités. Aujourd'hui, la multiplication des actions en justice les a conduits à se réapproprier la matière. La censure, au sens générique, n'est donc pas plus virulente que par le passé. En réalité, les décisions de justice sont plus nombreuses uniquement parce que Maître Bonnet, l'avocat des associations actuellement les plus actives, forme des requêtes. Le juge en a alors profité pour rappeler son rôle au ministre et à la Commission, ces derniers ayant la fâcheuse habitude d'appliquer la loi en l'interprétant parfois un peu trop librement.
Finalement, lorsque l’on se penche sur les derniers numéros de Darkness, tes propres goûts cinématographiques transparaissent assez peu. Quels sont-ils, au juste ? Que recherches-tu dans le cinéma dit « bis » ou fantastique ?
Mon intérêt pour le cinéma fantastique remonte à Star Wars. En 1977, mon père a eu la bonne idée de me faire découvrir en salles, avec lui, le film révolutionnaire de George Lucas. Mon intérêt pour les films d'horreur remonte à 1982. Faisant la queue avec mes parents pour découvrir E.T., l'extra-terrestre, je me souviens avoir été fasciné par les photographies promotionnelles posées sur le tableau d'affichage du cinéma qui programmait, au même moment dans la salle d'à côté, Evil Dead de Sam Raimi. Pour le reste, je dois admettre que je ne suis pas un grand spécialiste du cinéma Bis, même si j'ai loué ou acheté de très nombreuses VHS qui m'ont profondément marqué. J'ai adoré les films de Ruggero Deodatto, Lucio Fulci, Lamberto Bava, ou encore George Romero. Aujourd'hui, s'il m'arrive encore de regarder quelques chefs-d’œuvre des années passées, pour mon plaisir ou pour les besoins d'un article, je préfère découvrir de nouveaux auteurs, de nouveaux films. David Robert Mitchell m'intéresse, Robert Eggers me surprend, Lucile Hadzihalilovic m'interroge. Internet permet de dénicher des raretés, de louer des films peu connus. C'est actuellement ce cinéma nouveau qui me captive.
Tu as vécu l’époque du fanzinat d'avant Internet. Quels sont pour toi les grosses différences avec l’actuelle ?
Je me suis déjà exprimé sur la question sur le site cinemafantastique.net, déclenchant pour l'occasion certaines réactions hostiles. Avec mon ami Yohann Chanoir, nous avons réfléchi à la question. Nos échanges ont permis la rédaction d'un article qui devrait être publié dans les prochains mois. Si la forme est désormais de grande qualité, les outils de mise en page étant désormais à la portée de tous, le fond est toujours aussi fluctuant d'un fanzine à l'autre. La grande différence tient à la documentation disponible et à la manière de l'exploiter. Au milieu des années 90, il fallait acheter des livres, feuilleter des revues, aller voir des films au cinéma, louer des cassettes au vidéo-club, fréquenter les bibliothèques, pour prétendre travailler sérieusement sur un sujet. Bref, il fallait obligatoirement sortir de chez soi. Aujourd'hui, on peut faire tout cela et bien davantage, en restant assis sur sa chaise, à la maison, devant son écran d'ordinateur. Du coup, si l'information disponible est plus dense, elle est la même pour tout le monde. Les dossiers proposés dans les fanzines actuels sont souvent identiques, les sources similaires, car certains fanéditeurs ne prennent pas toujours la peine d'aller à la rencontre du papier et des personnes pour recueillir leur avis ou dénicher un entretien exclusif.




Le prochain numéro va sortir incessamment sous peu, que peux-tu nous révéler à son sujet ? Il se dit que ce numéro pourrait être le dernier avant un petit temps…
Comme je l'ai déjà indiqué au début de cet entretien, la publication de mon livre a constitué pour moi, la fin d'un cycle. Les objectifs que je m'étais fixés en ressuscitant le fanzine en 2010, ont été atteints : parler de sexe, de violence, de gore, de politique, et de religion. Contrairement au professionnel qui doit vendre du papier afin de financer le prochain numéro du magazine qui va le faire vivre, le fanéditeur est un homme libre. Darkness Fanzine va donc marquer une pause, vraisemblablement pendant quelques années, pour diverses raisons que je ne souhaite pas exposer ici. Mais le blog, lui, va continuer tout comme la page Facebook et le compte Twitter qui lui sont associés. En attendant, Sin'Art va proposer dans quelques jours un 17ème numéro exceptionnel. Un numéro anniversaire qui, pour les trente ans du fanzine, proposera des extraits tirés des 16 numéros publiés entre 1986 et 2015, livrant pour l'occasion quelques documents inédits, l'histoire du fanzine, et un bras de fer avec Maître André Bonnet qui, malgré lui, a nourri ma prose ces dernières années.


Un grand merci à Christophe pour avoir pris le temps de répondre aux questions.
Et à Rigs pour son aide, cet entretien est également disponible sur son site http://www.toxiccrypt.fr/

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